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La saponification en deux dimensions

Je suis particulièrement fier de cet article car c’est mon premier article.  Tout étudiant en thèse aura connu ce sentiment de nullité qui l’accapare quand il constate avec horreur que deux, voire trois ans de thèse se sont écoulés et qu’il n’a toujours rien publié. Le sentiment s’était cristallisé dans mon cas en un véritable complexe : je ne suis pas au standard, je n’ai pas la Rigueur, et patati patata. C’est donc avec un soulagement immense que la plupart des thésards accueillent la nouvelle de la publication de leur premier article, et je n’y fis pas exception: c’est un peu l’équivalent d’un dépucelage en matière de science.

Le titre initial de l’article était quelque chose du genre  » saponification 2D en AFM liquide », ce qui nous avait valut une première salve de critiques virulentes, « quels savons ? « , « l’AFM n’est pas un liquide voyons » etc. mais c’est avec plaisir que je récupère ce titre qui me plaisait bien au profit de ce billet.

Eugène Chevreul, que voici, découvrit la réaction de base de la saponification que nous apprenons au lycée et qui consiste à mélanger de la graisse animale à une substance alcaline, de la soude par exemple.

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La graisse animale contient des acide gras, de longues chaînes de carbone, assemblées sous forme de triglycérides (trois chaînes nouées à un bout): la réaction de saponification va conduire à la dissociation du triglycéride et la formation d’un sel d’acide gras, qui ressemble à ça :

behenic

 Dans cette étude, nous considérons la toute dernière étape de la réaction de saponification, quand le triglycéride est déjà dissocié. La situation de départ de notre réaction chimique est épurée au possible pour simplifier l’observation, nous partons d’un film d’épaisseur monomoléculaire – on parle d’une monocouche –  de l’acide gras en question. On l’obtient par  le procédé dit de Langmuir-Blodgett, qui consiste à déposer d’abord la molécule d’intérêt à la surface de l’eau, puis à faire traverser la surface par l’objet à recouvrir. C’est un peu comme l’huile d’olive qu’on rajoute dans l’eau de cuisson des pâtes : elle se dépose au moment où la nouille traverse l’interface. Pour ses travaux sur les nouilles, euh sur les films monomoléculaires, Langmuir a reçu le prix Nobel de chimie en 1932 et donné son nom à la revue dans laquelle nous avons publié les observations que je suis sur le point de vous relater.

Nous partons donc d’une couche monomoléculaire dans l’eau que nous observons à l’aide d’un instrument formidable que j’évoquerai dans un prochain billet, le microscope à force atomique (AFM). Pas un ion dans les parages. A l’instant t0, j’ajoute de la soude, et voici ce qui arrivait sous mes yeux écarquillés, un mercredi soir vers 20H au Commissariat à l’Energie Atomique:

film

Des îles. Je distinguais même après quelques heures un chien St Bernard :

Na2CO3-Phase-Histogram

 

Nous fûmes fort intrigués. La soude déprotonait les acides gras, c’est à dire décapsulait l’atome d’hydrogène pour y laisser un électron, une charge. Mais pourquoi charger le film, et donc augmenter la répulsion électrique entre acide gras voisins conduisait-il à l’apparition de plaques condensées ?

Le travail minutieux d’analyse auquel nous nous livrèrent  égrena les indices un à un: les plaques avaient l’épaisseur de deux couches, ni plus ni moins; au terme de la réaction les plaques occupaient exactement la moitié de la surface du substrat. A l’évidence, une moitié de notre couche se rabattait sur l’autre, comme une crêpe. L’expérience marchait en utilisant en lieu et place du sodium Na+ le potassium K+, le Lithium Li+, mais était inhibée par les ions divalents comme le calcium Ca2+. Les plaques étaient de nature hydrophobe, c’est à dire qu’elles exposaient leur partie grasse à l’eau. L’arrangement des molécules dans la couche devait être quelque chose comme ça :

doublelayer

et il n’était pas très clair quelle était la marmelade au milieu, ni pourquoi la partie grasse de la monocouche se détachait de son substrat (gras) pour aller exposer sa graisse  à l’eau,  ce qui semblait en tout point contraire à l’idée forte et juste que l’eau n’aime pas la graisse. La clé du mystère, comme nous le découvrirent plus tard, résidait dans la nature de la marmelade, la voici :

bridge

Les ions sodium dans cet arrangement réalisent un anneau parfait de huits charges de signes alternés formant un lien très fort, on parle de pontage coulombique, où le nom de M. Coulomb se réfère à la nature électrostatique de l’arrangement atomique.  Cette organisation est assez rare dans la nature et ne se trouve que dans des situations très alkalines, où les densités d’ions sodium sont fortes et les têtes chargées. Le pontage coulombique est généralement plutôt réalisé par des ions à deux (ou plus) charges, comme le calcium. On peut par exemple ponter des fibres entre elles avec des ions multivalents : l’accroche très forte permet au matériau ainsi constitué de résister à des contraintes mécaniques importantes.

Un aspect conceptuel intéressant de ce travail est le suivant : considérons les deux moitiés de la monocouche (celles qui se sont rabattues) disposées non-pas sur le même substrat mais en vis-à-vis. On a alors deux surfaces chargées négativement,  qui se repoussent donc. C’est par cette stratégie de charge que l’on maintient des suspensions de particules à l’état dispersé (et non floculé – comme les vieux pots de peinture). Approchons les : à un certain moment, elles doivent s’attirer,  cristalliser et former des plaques. Des plaques de savon.

Les cailloux

Nous connaissons tous le calcaire, les petites tâches blanches autour du robinet. Le calcaire est composé principalement de carbonate de calcium, dont on fait la craie et les perles qui font si plaisamment chatoyer  les oreilles des femmes. Sur ces deux photos, il s’agit bien à gauche et à droite du même matériau !

perles

Le calcaire est issu des roches (calcaires) où il est dissout par les eaux de sources, acheminé et reconstitué dans votre évier : c’est l’érosion pour la roche, l’astiquage pour vous. Le carbonate de calcium  est un cristal et lorsqu’on réunit toutes les conditions pour le faire pousser lentement (comme dans les grottes, ci-dessous ceux de la grotte de Naïca au Mexique) on peut obtenir de très beaux spécimens:

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On voit qu’il n’a alors rien à envier à l’éclat de la flûte à champagne sur laquelle il est venu se déposer : on se vanterait presque de ces surcristallisations si le calcaire de nos éviers n’avait le malheur d’être si petit. Il diffuse et réfléchit alors la lumière en tout sens, nous apparaissant blanc, comme la neige, comme la plupart des matériaux réduits en poudre.  Il faut utiliser un microscope pour discerner les contours des cristaux individuels des tâches blanches, voici ce que résout celui de notre laboratoire (un côté de l’image mesure ~0.5 mm) :

microscope

On reconnaît facilement le calcaire à quelques signes distinctifs : il se dissout dans l’acide (le vinaigre) en moussant (il émet du gaz carbonique), et la calcite, qui est une des formes cristalline du calcaire, est optiquement biréfringente, ce qui a deux conséquences, d’une la lumière se divise en deux en passant par un cristal de calcite (on voit tout double à travers un cristal de calcite, prohibant son usage en lunetterie bien que le trilobite se soit apparent adapté à la confection calcaire de son cristallin),

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de deux elle change de direction de polarisation, conférant aux cristaux de CaCO3 des couleurs vives lorsqu’on les regardent aux travers de polariseurs croisés. On donnait jadis à la calcite le beau nom de « spath d’Islande ».

Venons en au vif du sujet, le beau spath d’Islande l’est moins lorsqu’il s’accumule en couches épaisses à l’intérieur des tuyaux de votre plomberie, voici un exemple (image de l’entreprise Eurodynamics Technologies récupérée avec leur aimable autorisation):

7_1_tuyau_obstrue_par_le_calcaire

A l’échelle d’un réseau de distribution d’eau dure telle que l’eau du bassin parisien,  ces formations entraînent à terme des problèmes évidents, et c’est pourquoi un des grands enjeux de la recherche appliquée dans ce domaine est de trouver des moyens de lutter contre le fléau du dépôt calcaire, du scaling (écailles) en anglais. On peut s’y attaquer après coup, à l’acide. On peut isoler (on dit « séquestrer ») l’ion calcium (qui est porteur de deux charge positives rappelons le) avec des molécules complexantes négatives, tel que l’EDTA , mais il est évident que ce type de solution n’est pas applicable à un réseau de distribution d’eau potable, les cellules de notre propre corps s’appuyant sur les même ions  Ca2+ pour recevoir et transmettre toutes sortes d’impulsions vitales.  On peut concentrer la cristallisation dans certaines régions, par exemple dans des filtres en calcaire faciles d’accès et interchangeables : c’est le principe de l’huître qu’on met dans la cuvette des WC.  Finalement, et c’est l’objet de l’étude que j’ai publié dans le Journal of Chemistry C, on peut travailler le matériau de la plomberie/du réseau pour que celui-ci soit réfractaire à la calcairisation, réfralcaire si j’ose dire.   Comment ?

Il est bien connu que les matériaux aime plus ou moins l’eau, on dit qu’ils sont hydrophobes ou hydrophiles. On arrive à transformer grâce à des procédés de modification de surface simples tel qu’une exposition courte à un rayonnement UV un matériau plutôt hydrophobe comme le plastique en un matériau hydrophile – en surface du moins. C’est ce qu’illustre cette figure où l’on voit qu’une goutte déposée à la surface passe d’une forme en globe à celle d’une lentille fine, on dit qu’elle mouille :

contact angle

Peut-on quantifier et « tuner » de manière similaire à ce que nous venons de présenter pour l’eau la « calcophobie » ou la « calcophilie » (ces mots horribles n’ont fort heureusement pas encore trouvé leur chemin dans le lexique scientifique) d’un matériau ? La mesure utilisée pour l’eau – l’angle de contact-  demande à ce que la substance soit liquide, ce qui n’est pas le cas du calcaire – enfin presque: des recherches récentes montrent que le CaCO3 a tendance à cristalliser sous la forme d’une pâte hydratée, un ciment  d’abord liquide et amorphe qui se solidifie peu à peu au fur et à mesure que les molécules d’eau en sont éjectées. On parle de « liquide précurseur amorphe », et comme on maîtrise de mieux en mieux les conditions de stabilité de cette phase métastable, il ne m’étonnerait guère qu’on puisse bientôt mesurer directement l’angle de contact du précurseur  avec  n’importe quel matériau, allant de la faïence des WC au cuivre authentique de vos radiateurs.

En attendant cet avènement de la science moderne, j’ai pour ma part entrepris d’étudier l’impact du caractère hydrophile/hydrophobe sur la tendance à former un dépôt calcaire. La plupart des études récentes sur le sujet suivent le raisonnement suivant: hydrophile = charges libres (positives ou négatives) en surface = attraction d’ions = début de cristal = dépôt de calcaire.  La conclusion de mon étude pointe une faille dans ce raisonnement : pour qu’un cristal  de calcaire s’attache, il faut qu’il se creuse une petite niche dépourvue d’eau. Or, plus la surface est hydrophile, plus la dépense énergétique  pour évincer ces quelques molécules d’eau va être grande. Conclusion : plus la surface est hydrophile moins elle se prête à l’apparition des petites tâches blanches. En voici pour preuve le comportement du polyéthylène:

density

Nuance: dans certain cas particuliers (pour des matériaux assez ordonné en surface), la surface rendue hydrophile et chargée va « ressembler » à une des faces de la structure  du CaCO3 et dans ce cas c’est la catastrophe, on parle d’épitaxie, les ions croient voir leur propre cristal et s’accumulent, formant une collection de petits spaths denses et orientés:

spaths

Le futur de la tuyauterie est-il dans la surface hydrophile ? Peut-être. La longévité du traitement de surface sera un point critique à aborder si cette approche devait en inspirer d’autres, on pense à la R&D de Véolia par exemple. J’évoque dans un soucis d’ouverture un autre problème d’adhésion en surface: la prolifération des moules dans les tuyères des centrales nucléaire du littoral, qui ne devrait pas manquer d’occuper quelques étudiants en thèse. Le suc de la moule est réputé  indécollable.