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Coquilles d’huîtres

Ce papier est une contribution modeste  à notre compréhension de la biominéralisation. La biominéralisation est l’étude de la formation et de la structure de tissus biologiques minéralisés : les os, les dents, les bois du cerf, les coquilles d’oeuf, d’huître, etc., les exemples sont nombreux et je vous invite à consulter ma thèse ou les excellents livres de S. Mann ou  H.A. Löwenstam pour en avoir un aperçu plus complet. J’ai visité récemment la galerie d’anatomie comparée du MNHN à Paris, qui est le repère du biominéral et n’a rien à envier au musée Rodin:

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Le fait est : le vivant s’est approprié la phase cristalline de la matière pour mastiquer, se protéger, s’élever, toutes actions qui requièrent un matériau dur et dense.  Il a composé avec les atomes qui constituent par ailleurs une large part de notre organisme : le calcium, le phosphate, les carbonates,   qui présentent tous un seuil de précipitation bas, de sorte que les conditions de concentrations requissent pour initier la cristallisation  ont pu être réunies facilement au cours de l’évolution.

Des dépôts  passifs voire accidentels (on pense aux calculs rénaux) de minéraux au sein d’un organisme ont probablement été les précurseurs des biominéraux. Ces derniers vont cependant plus loin que la simple concrétion calcaire par un certain nombre de caractéristiques fascinantes: ils sont structurés, s’organisant en motifs hiérarchiques, ie, pour l’os on trouve tout en bas de l’échelle des nano-cristaux d’apatite reliés à des fibres de collagène, ensemble qui est tressé avec d’autres pour former une première hyper-structure, qui va à son tour s’entortiller autour d’une autre etc.

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Le vivant exerce un contrôle actif sur la formation du minéral : des cellules spécialisés (ostéoblastes et ostéoclastes pour l’os) entretiennent la structure pour qu’elle s’adapte à notre croissance et déposent ou résorbent l’os où il faut et quand il faut, en fonction notamment des contraintes mécaniques locales. Le minéral est déposé de manière orientée, ie l’axe cristallographique est en relation avec la morphologie générale du biominéral et la phase cristalline déposée est contrôlée avec précision:

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Une des questions essentielles qui ne manque donc de  tarauder les chercheurs est : comment l’organisme s’y prend t-il ? Le premier indice est à trouver du côté  des protéines. Dans la nacre d’huître par exemple, 95% de la masse est du calcaire, les 5 % restant sont organiques. On y trouve de la chitine, qui est l’équivalent de la cellulose du bois pour les huîtres, mais aussi des protéines, certaines solubles, d’autre moins.  On a peu à peu découvert que ces protéines  sont sécrétées spécifiquement au niveau du manteau minéral, et qu’elles semblaient avoir été conçues pour s’associer au cristal. Il est maintenant bien établi qu’elles agissent comme de véritables catalyseurs de la minéralisation. Chez la poule, l’ovocléine est la protéine qui permet à la poule de récouvrir chaque jour en 20h son oeuf d’une couche millimétrique de  carbonate de calcium.

Comment fonctionnent ces catalyseurs ? Décelant dans la fraction protéique de la nacre d’huître des quantités significatives de protéines conformées en feuillet beta, qui est une structure ou la protéine s’enlace pour former un feuillet, S. Weiner et ses collègues de l’Institut Weitzmann ont lancé l’hypothèse suivante : le feuillet pourrait « mimer » une face du cristal si les acides aminés chargés + et – de la protéine sont répartis  à la façon des charges des ions qui composent la face du cristal en question.  Si ce n’était pas clair, voici un dessin extrait de leur article:

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On parle d’épitaxie, et dans ce cas d’épitaxie entre une molécule biologique et un cristal: on est pile au coeur du bord du goufre qui sépare les deux mondes de la chimie moderne, l’organique et l’inorganique. Or les charges semblaient à peu près être au bon endroit. Mais comme personne n’avait cherché à voir si épitaxie effectivement il y avait, nousnous y sommes attelés.

L’idée de base est de voir si le cristal – de calcaire de l’occurrence, car nous nous sommes penchés sur l’huître, qui est un peu aux chercheurs en biominéralisation ce que la drosophile est aux généticiens – si le cristal donc est orienté lorsqu’il croît au contact du feuillet en question et si on aurait pu prédire l’orientation à partir d’un modèle simple d’épitaxie. On utilise des rayons X pour mesurer l’orientation des cristaux et l’idéal est de mettre la coquille directement dans un faisceau. C’est peut-être faisable, mais nous avons opté pour une option plus minimaliste que voici, on appelle cela un « système modèle »:

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La protéine est déposée à l’état pure à la surface de l’eau où elle forme un film très fin. Le calcaire est en dessous, à l’état dissous, mais ne tarde à se déposer en surface par dégagement de CO2 ( le même dégagement à chaud explique pourquoi votre bouilloire est entartrée). On suit grâce aux rayons X simultanément la croissance du calcaire, et la structure du feuillet de protéine – comme celui-ci est très fin, on a besoin d’un faisceau intense issue d’une source synchrotron que nous sommes allés trouver à Hamburg:

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Le résultat ressemble à cela:

Un ange un peu démoniaque est en calcaire. Cette photo a gagné le 2ème prix du concours Art et Science  organisé par Doc'Up et l'université de Jussieu

Photo, qui, précisons-le, a remporté le 2ème prix du 1er concours Arts et Science de l’université Jussieu. A la remise on m’a précisé qu’elle aurait pu remporter le premier si je n’avais dit à un des jurés que « perso, je ne l’accrocherais pas dans ma salle de bain ». La phase minérale tordue qui croît au contact du feuillet beta est  de la vatérite, qui est la phase la moins stable du CaCO3, c’est à dire que les atomes auraient pu s’organiser autrement, en calcite par exemple, et avoir une énergie moindre. Il n’y a pas, à ma connaissance,  de vatérite dans l’huître, et celle-ci n’était d’ailleurs pas orientée, mettant prématurément fin à nos rêves d’épitaxie. Nous avons quand pu mettre en évidence  un effet catalytique du feuillet sur la production de minéral. Au regard des heures de travail fournis, ces résultats sont évidemment décevants: j’évite depuis de travailler sur des systèmes modèles.

La température idéale du Linac

Un linac est un accélérateur de particules linéaire : on crée les particules à un bout, à la source, on les accélère tout le long et on vient généralement les écraser sur une cible ou un autre faisceau de particules en fin de course. Dans le cas de l’accélérateur MYRRHA qui sera peut-être un jour construit sur le site de Mol, en Flandres, l’objectif est de bombarder les déchets hautement radiotoxiques de l’industrie nucléaire pour les transmuter en des éléments de demi-vie plus courte et mieux gérables  sur les échelles de temps de la civilisation humaine. Les accélérateurs de particules modernes utilisent des cavités radio-fréquences supra-conductrices qui ressemblent à ça:

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La cavité est un résonateur pour le champ électrique au même titre qu’une flûte va piéger les modes propres acoustiques do ré mi etc.  En un point de la cavité, le champ électrique va osciller dans le temps à des fréquences de l’ordre du MHz.  Le but étant d’accélérer la particule, on comprend qu’il faut mettre en place une stratégie astucieuse pour qu’un champ RF ne la fasse pas simplement se dandiner sur place. Cette stratégie, la voici :

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On se débrouille pour que la particule pénètre dans la cavité  au moment où le champ la propulse. Le temps que celui-ci s’inverse,  la particule est déjà à l’abri, entre les deux cellules de la cavité, dans un petit tunnel qui écrante les champs électriques. Au moment où elle en sort   le champ dans la seconde cellule est à nouveau favorable, etc. On voit tout de suite que plus la particule va vite, moins elle mettra de temps à parcourir une cellule, plus les changements du champs devront s’effectuer prestemment: c’est pour cela qu’on trouvera des grosses cavités basses fréquences (les contrebasses) en début de linac, et des petites, à hautes fréquence (les violons), à l’autre bout, où les particules sont accélérées à des vitesses proches de celles de la lumière.

On fabriquait les premières cavités RF en cuivre, qui s’échauffait sous effet Joule, limitant les champs électriques maximums applicables. Depuis, on est passé à des cavités supra-conductrices et un matériau s’est imposé comme un des rares, sinon le seul, à allier les caractéristiques mécaniques de formabilité à une température de transition supraconductrice raisonnable, le niobium (Nb), métal que l’on trouve dans des mines en Australie et au Brésil. Pour être supra-conducteur, le niobium doit être maintenu en dessous de 9 degré Kelvin, soit à -265.4 °C, ce qui est réalisé par le trempage en continu de la cavité dans un bain d’hélium liquide.  Les supra-conducteurs ont la caractéristique remarquable d’avoir une résistance électrique nulle sous leur température critique, et donc de ne pas s’échauffer par effet Joule, en courant continu. A haute fréquence (MHz), comme dans les cavités RF, même un supraconducteur présente en réalité une petite résistance (notée Rbcs), qui va dépendre de la pureté du matériau,  de la fréquence du courant, de la température (extrait de K.Saito et al., Proceeding of 1999 Workshop on RF Superconductivity):

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Dans le cas d’une cavité en niobium maintenue dans un bain d’hélium liquide et utilisée pour des faisceaux typiques de ceux d’un accélérateur, on dissipe environ 5-30 W, soit l’équivalent d’une ampoule à économie d’énergie. Cela paraîtrait marginal si ces quelques watts n’atterrissaient directement dans le bain d’hélium liquide du circuit de refroidissement . La loi de Carnot stipule qu’une machine consommant de l’électricité pour produire du froid (un frigo) doit être d’autant plus alimenter que   la différence de température entre sa partie chaude (l’hélium  à température ambiante que l’on livre à l’accélérateur) et sa partie froide (le bain de la cavité) est grande. Le calcul montre que chaque watt perdu dans un bain à 4K coûte 75 W en électricité; chaque watt perdu à 2K en coûte le double, 150W, et cela augmente indéfiniment au fur et à mesure que nous nous approchons du zéro absolu.

Résumons: plus la température baisse, moins la cavité dissipe de chaleur;  le coût électrique par watt dissipé dans le réfrigérant augmente lui cependant de manière abrupte. Il existe donc une température optimale qui doit permettre de minimiser la consommation électrique globale de la réfrigération du linac. L’objet de ce travail mené en collaboration avec mes collègues d’ACS, Jean-Pierre Thermeau et Tomas Junquera notamment, fut de calculer la température optimale et de dimensionner le réfrigérateur hélium du futur accélérateur MYRRHA.

Des diamants d’or et d’argent

Les cristaux sont des empilements réguliers d’atome. Or vu de loin, un atome n’est autre qu’une boule, et un cristal un empilement de boules, on prend souvent les oranges des étalages pour exemple, pour changer voici des reine-claudes:

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Bien sûr la différence entre cet empilement et un vrai cristal est que les reines-claudes roulent lorsqu’on incline le cageot: il n’y a aucune cohésion. Dans le cristal, de sel de Guérande par exemple, ce sont les charges électrostatiques opposées (Na+ et Cl-) des ions qui le composent qui assurent ce rôle. Pour trouver une analogie plus fidèle, il faut donc apporter un peu de cohésion, un peu de glu: c’est ce que nous avons fait avec K. Bishop de l’Université de Pennsylvanie et B. Grzybowski de la  Northwestern University, en considérant comme constituants élémentaires du cristal non plus l’ion, mais des nanoparticules de charges opposées. On obtient celles-ci par précipitation de métaux nobles (or et argent) dans des mélanges non miscibles (type eau-huile), donnant autant de petites billes d’or et d’argent qu’il y a de gouttes dans l’émulsion. On recouvre ensuite   chacune des billes avec un surfactant, une molécule dont une extrémité va s’accrocher à l’or (ou l’argent) et l’autre présenter une charge.  Le résultat ressemble schématiquement à cela:

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Les nanoparticules font une dizaine de nanomètres de diamètre, soit 20-100 fois plus qu’un ion (qui se mesure plutôt en dixième de nanomètre).  On peut ainsi obtenir deux fioles de produit, l’une avec des nanoparticules moins et l’autre avec les plus. Bien sûr, aucune des fioles n’est chargée en soit : le contrepoids en charge électrique est assuré par les bien nommés contre-ions, qui ont fait le voyage avec le surfactant, et orbitent à proximité des nanoparticules chargées un peu comme un nuage de mouche autour d’un fruit bien mûr.

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Très loin de la bille, les contre-ions masquent totalement la charge qu’elle porte, on dit qu’ils écrantent; il faut se rapprocher près (en deçà de la longueur de Debye) pour commencer à sentir le champ électrique d’une nanoparticule.  Lorsqu’on mélange la fiole + avec la fiole -, on s’y attendait, les billes cristallisent. Pour des billes de tailles égales et de charges égales (mais opposées) l’arrangement le plus compact, le plus favorable devrait être celui du chlorure de césium (CsCl). L’expérience montre  qu’on obtient en réalité une structure différente, plus lâche, celle du diamant. les chimistes (G. Stoyev, XXXX) du laboratoire de M. Grzybowski  venaient de produire des diamants d’or et d’argent.

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Ce fût le point de départ de nos recherches. Pour saisir pourquoi une assemblée de bille s’organise en diamant, il nous a fallu comprendre d’abord comment deux billes interagissent l’une avec l’autre. De loin, elles sont écrantées et n’interagissent pas. Au fur et à mesure qu’on les rapproche, la charge globale de l’ensemble des deux billes va progressivement tendre vers zéro, les contre-ions ont de moins en moins de charges à compenser et regagnent la solution : le rapprochement s’accompagne d’un dégagement d’ions.

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Ce faisant , le système est plus dispersé (une fraction des ions n’orbite plus autour des billes), on dit qu’il a gagné en entropie, ce qui rend le rapprochement des nanoparticules d’autant plus favorable. Dans le cas d’un cristal, on est en présence d’un grand nombre de billes. Si les billes ont exactement les même charges, les contre-ions sont totalement expulsés de la maille, l’équilibre des charges est assuré par la compensation des billes moins et des billes plus. Cependant s’il y a un petit déséquilibre de taille ou de charge entre les billes moins et les billes plus, celui-ci va être neutralisé par les contre-ions, qui se logent dans les espaces interstitiels.  On aboutit à un système mixte où les charges sont à la fois portées par les billes et par une mer d’ions dans laquelle baigne le cristal.

Avec K. Bishop nous avons pu montré que les espaces interstitiels plus importants du diamant conféraient plus de liberté, d’entropie aux contre-ions, ce qui rend cette structure favorable comparée aux niches compactes du CsCl, comme on le voit sur ce diagramme de phase:

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Ceci semble  fournir une explication raisonnable des résultats de nos collègues chimistes et donne des bases théoriques pour la conception d’un diamant colloïdale (pas celui-ci mais celui-là). Le papier complet est ici.

La saponification en deux dimensions

Je suis particulièrement fier de cet article car c’est mon premier article.  Tout étudiant en thèse aura connu ce sentiment de nullité qui l’accapare quand il constate avec horreur que deux, voire trois ans de thèse se sont écoulés et qu’il n’a toujours rien publié. Le sentiment s’était cristallisé dans mon cas en un véritable complexe : je ne suis pas au standard, je n’ai pas la Rigueur, et patati patata. C’est donc avec un soulagement immense que la plupart des thésards accueillent la nouvelle de la publication de leur premier article, et je n’y fis pas exception: c’est un peu l’équivalent d’un dépucelage en matière de science.

Le titre initial de l’article était quelque chose du genre  » saponification 2D en AFM liquide », ce qui nous avait valut une première salve de critiques virulentes, « quels savons ? « , « l’AFM n’est pas un liquide voyons » etc. mais c’est avec plaisir que je récupère ce titre qui me plaisait bien au profit de ce billet.

Eugène Chevreul, que voici, découvrit la réaction de base de la saponification que nous apprenons au lycée et qui consiste à mélanger de la graisse animale à une substance alcaline, de la soude par exemple.

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La graisse animale contient des acide gras, de longues chaînes de carbone, assemblées sous forme de triglycérides (trois chaînes nouées à un bout): la réaction de saponification va conduire à la dissociation du triglycéride et la formation d’un sel d’acide gras, qui ressemble à ça :

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 Dans cette étude, nous considérons la toute dernière étape de la réaction de saponification, quand le triglycéride est déjà dissocié. La situation de départ de notre réaction chimique est épurée au possible pour simplifier l’observation, nous partons d’un film d’épaisseur monomoléculaire – on parle d’une monocouche –  de l’acide gras en question. On l’obtient par  le procédé dit de Langmuir-Blodgett, qui consiste à déposer d’abord la molécule d’intérêt à la surface de l’eau, puis à faire traverser la surface par l’objet à recouvrir. C’est un peu comme l’huile d’olive qu’on rajoute dans l’eau de cuisson des pâtes : elle se dépose au moment où la nouille traverse l’interface. Pour ses travaux sur les nouilles, euh sur les films monomoléculaires, Langmuir a reçu le prix Nobel de chimie en 1932 et donné son nom à la revue dans laquelle nous avons publié les observations que je suis sur le point de vous relater.

Nous partons donc d’une couche monomoléculaire dans l’eau que nous observons à l’aide d’un instrument formidable que j’évoquerai dans un prochain billet, le microscope à force atomique (AFM). Pas un ion dans les parages. A l’instant t0, j’ajoute de la soude, et voici ce qui arrivait sous mes yeux écarquillés, un mercredi soir vers 20H au Commissariat à l’Energie Atomique:

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Des îles. Je distinguais même après quelques heures un chien St Bernard :

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Nous fûmes fort intrigués. La soude déprotonait les acides gras, c’est à dire décapsulait l’atome d’hydrogène pour y laisser un électron, une charge. Mais pourquoi charger le film, et donc augmenter la répulsion électrique entre acide gras voisins conduisait-il à l’apparition de plaques condensées ?

Le travail minutieux d’analyse auquel nous nous livrèrent  égrena les indices un à un: les plaques avaient l’épaisseur de deux couches, ni plus ni moins; au terme de la réaction les plaques occupaient exactement la moitié de la surface du substrat. A l’évidence, une moitié de notre couche se rabattait sur l’autre, comme une crêpe. L’expérience marchait en utilisant en lieu et place du sodium Na+ le potassium K+, le Lithium Li+, mais était inhibée par les ions divalents comme le calcium Ca2+. Les plaques étaient de nature hydrophobe, c’est à dire qu’elles exposaient leur partie grasse à l’eau. L’arrangement des molécules dans la couche devait être quelque chose comme ça :

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et il n’était pas très clair quelle était la marmelade au milieu, ni pourquoi la partie grasse de la monocouche se détachait de son substrat (gras) pour aller exposer sa graisse  à l’eau,  ce qui semblait en tout point contraire à l’idée forte et juste que l’eau n’aime pas la graisse. La clé du mystère, comme nous le découvrirent plus tard, résidait dans la nature de la marmelade, la voici :

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Les ions sodium dans cet arrangement réalisent un anneau parfait de huits charges de signes alternés formant un lien très fort, on parle de pontage coulombique, où le nom de M. Coulomb se réfère à la nature électrostatique de l’arrangement atomique.  Cette organisation est assez rare dans la nature et ne se trouve que dans des situations très alkalines, où les densités d’ions sodium sont fortes et les têtes chargées. Le pontage coulombique est généralement plutôt réalisé par des ions à deux (ou plus) charges, comme le calcium. On peut par exemple ponter des fibres entre elles avec des ions multivalents : l’accroche très forte permet au matériau ainsi constitué de résister à des contraintes mécaniques importantes.

Un aspect conceptuel intéressant de ce travail est le suivant : considérons les deux moitiés de la monocouche (celles qui se sont rabattues) disposées non-pas sur le même substrat mais en vis-à-vis. On a alors deux surfaces chargées négativement,  qui se repoussent donc. C’est par cette stratégie de charge que l’on maintient des suspensions de particules à l’état dispersé (et non floculé – comme les vieux pots de peinture). Approchons les : à un certain moment, elles doivent s’attirer,  cristalliser et former des plaques. Des plaques de savon.

Les cailloux

Nous connaissons tous le calcaire, les petites tâches blanches autour du robinet. Le calcaire est composé principalement de carbonate de calcium, dont on fait la craie et les perles qui font si plaisamment chatoyer  les oreilles des femmes. Sur ces deux photos, il s’agit bien à gauche et à droite du même matériau !

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Le calcaire est issu des roches (calcaires) où il est dissout par les eaux de sources, acheminé et reconstitué dans votre évier : c’est l’érosion pour la roche, l’astiquage pour vous. Le carbonate de calcium  est un cristal et lorsqu’on réunit toutes les conditions pour le faire pousser lentement (comme dans les grottes, ci-dessous ceux de la grotte de Naïca au Mexique) on peut obtenir de très beaux spécimens:

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On voit qu’il n’a alors rien à envier à l’éclat de la flûte à champagne sur laquelle il est venu se déposer : on se vanterait presque de ces surcristallisations si le calcaire de nos éviers n’avait le malheur d’être si petit. Il diffuse et réfléchit alors la lumière en tout sens, nous apparaissant blanc, comme la neige, comme la plupart des matériaux réduits en poudre.  Il faut utiliser un microscope pour discerner les contours des cristaux individuels des tâches blanches, voici ce que résout celui de notre laboratoire (un côté de l’image mesure ~0.5 mm) :

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On reconnaît facilement le calcaire à quelques signes distinctifs : il se dissout dans l’acide (le vinaigre) en moussant (il émet du gaz carbonique), et la calcite, qui est une des formes cristalline du calcaire, est optiquement biréfringente, ce qui a deux conséquences, d’une la lumière se divise en deux en passant par un cristal de calcite (on voit tout double à travers un cristal de calcite, prohibant son usage en lunetterie bien que le trilobite se soit apparent adapté à la confection calcaire de son cristallin),

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de deux elle change de direction de polarisation, conférant aux cristaux de CaCO3 des couleurs vives lorsqu’on les regardent aux travers de polariseurs croisés. On donnait jadis à la calcite le beau nom de « spath d’Islande ».

Venons en au vif du sujet, le beau spath d’Islande l’est moins lorsqu’il s’accumule en couches épaisses à l’intérieur des tuyaux de votre plomberie, voici un exemple (image de l’entreprise Eurodynamics Technologies récupérée avec leur aimable autorisation):

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A l’échelle d’un réseau de distribution d’eau dure telle que l’eau du bassin parisien,  ces formations entraînent à terme des problèmes évidents, et c’est pourquoi un des grands enjeux de la recherche appliquée dans ce domaine est de trouver des moyens de lutter contre le fléau du dépôt calcaire, du scaling (écailles) en anglais. On peut s’y attaquer après coup, à l’acide. On peut isoler (on dit « séquestrer ») l’ion calcium (qui est porteur de deux charge positives rappelons le) avec des molécules complexantes négatives, tel que l’EDTA , mais il est évident que ce type de solution n’est pas applicable à un réseau de distribution d’eau potable, les cellules de notre propre corps s’appuyant sur les même ions  Ca2+ pour recevoir et transmettre toutes sortes d’impulsions vitales.  On peut concentrer la cristallisation dans certaines régions, par exemple dans des filtres en calcaire faciles d’accès et interchangeables : c’est le principe de l’huître qu’on met dans la cuvette des WC.  Finalement, et c’est l’objet de l’étude que j’ai publié dans le Journal of Chemistry C, on peut travailler le matériau de la plomberie/du réseau pour que celui-ci soit réfractaire à la calcairisation, réfralcaire si j’ose dire.   Comment ?

Il est bien connu que les matériaux aime plus ou moins l’eau, on dit qu’ils sont hydrophobes ou hydrophiles. On arrive à transformer grâce à des procédés de modification de surface simples tel qu’une exposition courte à un rayonnement UV un matériau plutôt hydrophobe comme le plastique en un matériau hydrophile – en surface du moins. C’est ce qu’illustre cette figure où l’on voit qu’une goutte déposée à la surface passe d’une forme en globe à celle d’une lentille fine, on dit qu’elle mouille :

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Peut-on quantifier et « tuner » de manière similaire à ce que nous venons de présenter pour l’eau la « calcophobie » ou la « calcophilie » (ces mots horribles n’ont fort heureusement pas encore trouvé leur chemin dans le lexique scientifique) d’un matériau ? La mesure utilisée pour l’eau – l’angle de contact-  demande à ce que la substance soit liquide, ce qui n’est pas le cas du calcaire – enfin presque: des recherches récentes montrent que le CaCO3 a tendance à cristalliser sous la forme d’une pâte hydratée, un ciment  d’abord liquide et amorphe qui se solidifie peu à peu au fur et à mesure que les molécules d’eau en sont éjectées. On parle de « liquide précurseur amorphe », et comme on maîtrise de mieux en mieux les conditions de stabilité de cette phase métastable, il ne m’étonnerait guère qu’on puisse bientôt mesurer directement l’angle de contact du précurseur  avec  n’importe quel matériau, allant de la faïence des WC au cuivre authentique de vos radiateurs.

En attendant cet avènement de la science moderne, j’ai pour ma part entrepris d’étudier l’impact du caractère hydrophile/hydrophobe sur la tendance à former un dépôt calcaire. La plupart des études récentes sur le sujet suivent le raisonnement suivant: hydrophile = charges libres (positives ou négatives) en surface = attraction d’ions = début de cristal = dépôt de calcaire.  La conclusion de mon étude pointe une faille dans ce raisonnement : pour qu’un cristal  de calcaire s’attache, il faut qu’il se creuse une petite niche dépourvue d’eau. Or, plus la surface est hydrophile, plus la dépense énergétique  pour évincer ces quelques molécules d’eau va être grande. Conclusion : plus la surface est hydrophile moins elle se prête à l’apparition des petites tâches blanches. En voici pour preuve le comportement du polyéthylène:

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Nuance: dans certain cas particuliers (pour des matériaux assez ordonné en surface), la surface rendue hydrophile et chargée va « ressembler » à une des faces de la structure  du CaCO3 et dans ce cas c’est la catastrophe, on parle d’épitaxie, les ions croient voir leur propre cristal et s’accumulent, formant une collection de petits spaths denses et orientés:

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Le futur de la tuyauterie est-il dans la surface hydrophile ? Peut-être. La longévité du traitement de surface sera un point critique à aborder si cette approche devait en inspirer d’autres, on pense à la R&D de Véolia par exemple. J’évoque dans un soucis d’ouverture un autre problème d’adhésion en surface: la prolifération des moules dans les tuyères des centrales nucléaire du littoral, qui ne devrait pas manquer d’occuper quelques étudiants en thèse. Le suc de la moule est réputé  indécollable.